LETTRE EMOTION D'UN FRERE - UN CAFE ET L'ADDITION
Mon frère Robert,
UN CAFE ET L'ADDITION
Je n'ai qu'un conseil à donner : se laisser infuser. Tout doucement se laisser pénétrer par les personnages, les gens. Pour moi, c'est un film, tantôt en couleur, plein de bonheur, de rose sur les joues, de jouissance, de sensualité et tantôt en noir et blanc et muet pour n'avoir non pas à se faire prendre par l'action mais à rentrer avec un grand sérieux, un grand respect dans ces gens. Un film tantôt à vitesse normale et tantôt en pose, en restant longtemps sur un oeïl, une ride parlante.
J'ai envie de les voir ces gens-là. Derrière les rides, les nez rouges de froid ou bronzé au "gros rouge", derrière ces seins en oreilles de cocker, il y a leur histoire, qui elle aussi doit passer de la belle couleur, aux couleurs pâlichonnes, au gris qui vire au noir pour revenir au gris mais rarement aux belles couleurs pétantes.
Je ne sais comment tu fais, mais j'ai l'impression de les connaître depuis longtemps, je dirais même de les avoir connus. Je ne sais pas de quel droit tu rentres dans mon intimité.
Depuis que je te lis et que je te connais, j'ai toujours le sentiment d'être pareil. Evidemment, il ne m'est pas arrivé le 100ème de tes aventures et pourtant, pourtant je m'y retrouve à travers mes souvenirs. Toujours des souvenirs de moments courts et précis qui viennent me chatouiller, m'égratigner pour ne pas me faire oublier que dans le voyage de la vie, ce n'est pas d'arriver qui est riche mais le chemin qui NOUS fabrique.
Un souvenir me revient en lisant ton livre :
Un soir d'hiver, très tard, plutôt une nuit bien noire dans ma campagne que tu connais, je passais une soirée particulièrement amicale avec des jeunes. Nous avions mangé, parlé, remangé et reparlé. Soudain, il y eut un toc toc à ma porte. Le chien a grogné les oreilles dressées. Un premier réflexe, la crainte pour moi et une sérieuse trouille pour les jeunes. Je suis allé ouvrir la porte pas plus fier que ça. Un homme aux cheveux gris sous sa casquette, un sac à l'épaule se présentait : bonsoir monsieur, je suis chemineau, est-ce-que je peux passer la nuit dans votre grange et travailler demain pour vous dédommager ? Il sortit sa carte d'identité et demanda que je la garde jusqu'à son départ. Il m'expliqua que je devais déclarer sa nuit à la mairie. Je voulus le faire entrer et lui offrir à manger, pas question. Il n'était pas à la mendicité, simplement il était chemineau, il cheminait, j'aime cette expression. Nous avons cassé la croute le lendemain matin et travaillé ensemble, il y tenait. Nous n'avons pratiquement pas parlé, et il est reparti poursuivre son voyage vers nulle part ou vers lui-même. Quelle belle expérience pour moi et surtout pour ces jeunes !
Pour celui qui n'a jamais osé bouger, osé partir, tes livres et plus particulièrement celui-ci lui permettent de voyager dans des vies et de s'y reconnaître. J'espère même qu'il les "en vie". Il faut que chaque homme ait toujours près de lui, symboliquement son sac de voyage et qu'il soit toujours prêt à partir. Il suffit quelquefois de regarder ce sac pour être déjà sur la route, pour savoir que nous sommes et resterons des hommes libres ou du moins avec la possibilité de le rester. Quelque part, tes livres sont des sacs de voyage à conserver tout près de nous, pour nous permettre de cheminer.
Je t'embrasse mon Frère Robert. Mes meilleures amitiés.